Régis Perray – Les Pieds sur Terre

Julie Crenn

Marcher, observer, balayer, déblayer, passer, repasser, astiquer, témoigner, collectionner, telles sont les actions et inactions produites par Régis Perray (né en 1970, à Nantes) depuis le milieu des années 1990. Il expérimente le réel au quotidien. L'art et la vie se confondent dans une démarche où le dialogue avec le lieu est primordial. Il s'est construit sur un postulat simple et clair en ayant établi des règles auxquelles il s'attache. Regarder, comprendre, fouiller, marcher et activer, il se laisse entraîner par les lieux, les villes et les rencontres qui émergent de ses expéditions. Son corps se fait le récepteur des espaces dont il est à l'écoute. Une écoute physique, sensorielle, intellectuelle et spirituelle, qu'il traduit par ses activités, ses collections et ses constats. Sa pratique est donc plurielle puisqu'il utilise aussi bien la photographie, l'installation et l'action (il ne parle pas de performance puisque ses actions correspondent à des tâches spécifiques liées à un lieu). Il sonde les bâtiments, les lieux de culte ou les rues d'une ville, au sein desquels il s'attache à l'observation non seulement des sols, mais aussi des objets (triviaux et sacrés) qu'il va ensuite s'approprier en les collectionnant. Il s'est ainsi fabriqué un répertoire iconographique spécifique en photographiant ces objets au fil de ces voyages. Il forme archives visuelles et matérielles où bennes, tapis, bancs, panneaux, rouleaux compresseurs et balais dialoguent à travers son expérience, son histoire et son corps.

Régis Perray a les pieds sur terre. Sa pratique découle d'une association entre son attachement au monde du travail, particulièrement aux métiers en lien avec la modification des sols, et son approche sensible des chemins qu'il emprunte. En exote passionné et responsable, il traverse des lieux, où chaque fois le sol est mis en perspective avec son expérience d'un territoire délimité. Un sol pavé, bétonné, caillouteux, poussiéreux, carrelé ou recouvert de parquet. Chacun d'entre eux détermine l'empreinte du site qu'il va sonder. De la France à l'Egypte, en passant par la Pologne, la République Démocratique du Congo ou la Corée du Sud, il arpente les sols comme les témoins d'une culture et d'une histoire auxquelles il souhaite se frotter au sens propre comme au figuré. Pour cela il s'impose un processus, un rythme, qui va lui permettre d'être, le temps d'un séjour, en harmonie avec le lieu choisi. Grâce à une gestuelle simple, répétée, il alterne entre efforts et temps de repos, pour vivre l'espace avec lequel il dialogue discrètement. Par le geste, il capte leurs esprits et leurs histoires. Au sol, il travaille la mémoire des pierres, des parquets, de la terre et du bitume pour leur rendre en toute discrétion une dignité, une attention et une forme de noblesse. Régis Perray se met au service d'un patrimoine rendu invisible, abandonné, indésirable ou bien trop commun pour être considéré à sa valeur. Il engage un dialogue mutuel avec le lieu et grâce à une gestuelle laborieuse mais humaine, il lui restitue simplement son existence.

Julie Crenn / Depuis 1995 tu constitues une œuvre intitulée Le Mur des Sols (1995-2012). Une collection d'images de sols qui se révèle être un manifeste visuel de ta pratique. Qu'est-ce que le projet représente à tes yeux ?

Régis Perray / C'est comme une mémoire du Monde et de la richesse de ses sols naturels et ceux de toutes les activités humaines. Il y a 21 groupes différents qui disent nos travaux, nos architectures, nos pollutions, nos religions, nos guerres, nos archéologies. J'ai commencé cette archive quand j'étais étudiant à l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes. Depuis elle grandit. Elle est présentée au mur ou chaque image est épinglée sur un mur et imbriquée avec les autres images. La version la plus longue a été de 20m de long du Musée d'art Contemporain de Dortmund en Allemagne et la totalité du Mur des Sols atteint les 40m.

J.C. / En quoi a consisté ta première exposition après ta sortie de l'école des Beaux-Arts à Nantes ?

R.P. / À l'invitation de Ronan Le Régent et Lise Viseux, jeunes commissaires et critiques d'art, je suis arrivé à Roubaix où ils avaient créé une galerie et où ils m'ont invité pour l'ouverture. Je n'étais absolument pas connu, encore moins dans le Nord de la France. La galerie était très belle, toute neuve. Au fond du jardin étroit, il y avait des petites dépendances et notamment une grande pièce. C'était l'ancien atelier d'un photographe de la fin du XIXème siècle, Michkine, une sorte de Nadar du Nord-Pas-de-Calais. Cette pièce tombait, les murs en briques contenaient des moulures en plâtre qui tombaient, des vitres cristal avec des poignées en porcelaine. Il y avait des quantités de gravats et le sol était un parquet en chêne. Les racines des arbres du jardin étaient passées sous la dépendance et avaient soulevé le sol. Je leur ai proposé de laisser la galerie ouverte et vide, avec quelques images présentées dans le couloir qui menaient les visiteurs au jardin. Je suis arrivé avant le vernissage pour déblayer l'espace, tout était rangé dans le jardin avant d'être évacué. J'avais commencé à laver quelques lattes, juste avant l'arrivée du public. Pendant les deux semaines suivantes, j'ai nettoyé, toujours avec une éponge, une partie de ce sol autour de la vieille cheminée. C'est vraiment à ce moment que j'ai décidé que je ne devais pas porter d'habit particulier et que pendant les vernissages je ne devais pas être actif. Ce lieu à Roubaix en 1998 et mon voyage auprès des Pyramides de Giseh et de Saqqarah l'année suivante furent deux expériences fortes liées aux bâtis, deux moments de détermination pour dialoguer avec les lieux.

J.C. / Tu ne parles jamais de performances, mais d'actions, pourquoi ?

R.P. / Oui, je ne fais pas de performance. C'est une activité ou une action, c'est comme cela que je le vis réellement. Les critiques, observateurs et historiens peuvent dire « oui il fait de la performance » au sens de l'art contemporain, d'autres disent performance au sens sportif parce que je travaille sur la durée et la répétition. Ce sont des activités, souvent journalières et qui ne dépendent jamais d'un vernissage. Je ne me déguise pas, je ne me mets pas nu, je ne me mets pas à chanter, danser, discourir, crier. Ma première action s'est tenue à l'Ecole des Beaux-Arts de Nantes, où, pendant huit mois, j'ai poncé latte après latte le parquet de mon atelier. Ceci a singulièrement participé à l'articulation de ma pratique. Le premier jalon dans un lieu fort, pas en bon état, mais que je trouvais puissant. Les titres de mes activités sont le constat de mes gestes. Je pose clairement ce que je fais pour dire aussi « voilà si vous voyez de la poésie, de la politique ou tel type d'engagement, c'est votre regard ». Je tiens à nommer précisément ce que je fais. Le titre pose une marque précise.

J.C. / Tu es un artiste collectionneur : les bennes, les petits bancs des cimetières polonais, les engins de chantier. Tu as petit à petit construit une iconographie à la fois personnelle et universelle. Peux-tu me parler de tes collections ?

R.P. / Je suis comme un chercheur qui scrute le monde et me penche vers lui pour montrer ses diversités, souvent liés aux sols, au nettoyage, aux engins de travaux publics comme le rouleau-compresseur. Mes collectes ne sont pas obsessionnelles cependant, elles viennent de mes chemins, de mes choix, oui mais moins de recherches à tout prix d'un nouvel exemplaire de tel ou tel objet d'attention.

J.C. / Tu utilises des miniatures de ces machines de chantier (tractopelle, rouleau compresseur etc..) pour la réalisation de sculptures « ready-made » mêlant le jouet à un matériau spécifique extrait d'un lieu où tu as travaillé. Tu conserves ainsi des bribes matérielles de ces lieux qui continuent de t'accompagner. Comment conçois-tu ces pièces ?

Ces maquettes en métal et à l'identique sont, certes, un peu comme des jouets, une idée du chantier joyeux où un enfant expérimente les matériaux, les engins, les espaces mais de plus en plus je sais qu'ils sont aussi un peu de moi en me permettant des activités comme de défoncer un peu les murs des salles d'expo des musées et des centres d'art.

J.C. / Ta démarche trouve un écho avec le Land Art. Le mouvement historique joue-t'il une influence sur ta pratique ?

R.P. / Je suis plutôt un land-architecte, en effet toutes mes interventions sont liées aux constructions humaines. Etudiant, j'étais fasciné, sur mon premier plancher nettoyer au papier de verre, par les interventions de Smithson et Heizer sur des immenses terrains américains. J'aime trop contempler les paysages naturels pour y intervenir. Je suis un homme d'entretien, de dialogues avec les lieux fabriqués, construits par l'Homme.

J.C. / Je suis particulièrement intéressée par une action récente intitulée 340 grammes déplacés… during Levitated Mass by Michael Heizer, où la résonance avec le Land Art est soulignée. Comment est né ce projet ?

Il est né d'une rencontre avec Marc de Verneuil et Mélanie Marbach qui s'occupent de L'Observatoire du Land Art, une structure qui documente cet univers. Constatant que le projet Levitated Mass de Michael Heizer n'avait aucun écho en Europe et peu aux USA avant sa réalisation, ils m'ont proposé une action transatlantique, comme un écho mais avec mon regard et ma pratique. Là où Heizer déplace sur une longue distance un rocher de 340 tonnes d'une carrière vers le Lacma à Los-Angeles, je transporte, en même temps avec le décalage horaire, 340 grammes de poussière de la voûte de la Cathédrale de Chartres. Cela dans une maquette de Dumper, à Nantes, ma ville natale, sur la côte Ouest de notre continent. La poussière, récolte d'une restauration de la voûte pour retrouver des motifs colorée du XIIIème siècle, est beaucoup plus récente que l'âge du rocher millénaire mais plus ancienne que la « découverte » même du continent américain. Et puis là où, à l'image du territoire immense des Etats-Unis les moyens déployés sont considérables, chaque nuit pendant 10 jours, je déplace à la main, le jour et quelques minutes, le petit Dumper qui traverse ainsi le seul cadre de l'image.

J.C. / Peux-tu me parler de ton dernier projet en cours lié au nettoyage de la ville de Nantes. Durant l'été 2012 tu as travaillé un mois pour la ville. Tu as donc choisi d'inscrire ta pratique dans un projet à la fois social, politique et écologique.

Ce projet est né, comme beaucoup de mes œuvres, de mon quotidien. J'ai besoin de gagner ma vie alors le constat est simple : je sais et j'aime entretenir les surfaces, les objets, les architectures, les villes. J'ai donc fait, en décembre 2011, une demande officielle au Maire de Nantes, Jean-Marc Ayrault, pour un soutien en cette période difficile, comme certaines villes le font avec les sportifs. J'ai passé un entretien pour confirmer ma demande et dire mon goût, mes compétences en la matière et mon « niveau de qualification » pour toutes ces activités de nettoyage. J'ai intégré l'équipe de nettoyage de la ville pendant un mois. C'est un travail d'équipe avec des petits et des grands véhicules pour nettoyer la ville quotidiennement, par tous les temps. Ainsi j'ai mieux perçu ma ville, bien quadrillée avec ses points d'apports volontaires pour déposer le verre, les cartons, les plastiques, ses points pour les encombrants, ses containers enterrés, ses bacs poubelles devant les habitations. J'ai écrit une chronique quotidienne sur ce travail « Carnet de Bord d'un éboueur ».

J.C. / Le rapport entre ton corps et le monde du travail est primordial dans ton travail. Lorsque tu arrives dans un lieu tu démarres un véritable chantier où ton corps est chaque mis à l'épreuve. Quel rôle joue le monde du travail et plus particulièrement le monde ouvrier ?

Mon corps est engagé dans une activité comme celui d'un ouvrier ou d'un sportif. Deux univers d'endurance où il y a répétition pour arriver à un résultat déterminé à l'avance. Le monde ouvrier est surtout celui de mon enfance quand mes parents travaillaient dans une usine d'aluminium et qu'ainsi la vie de famille était rythmée par ce travail à horaires précis. Dès mon enfance, le monde du sport a été un milieu où je pouvais trouver des repères et m'exprimer facilement, au travers du sport collectif comme le hand-ball ou les sports individuels comme l'athlétisme, aussi important pour se forger le caractère.

J.C. / La figure de Sisyphe apparaît comme un alter-ego. La répétition des gestes, les matériaux et instruments utilisés, l'effort (jusqu'à l'épuisement) est souvent inhérent à tes propositions. Es-tu un Sisyphe contemporain ?

R.P. / Sisyphe, le pauvre, a subi une condamnation pour avoir défié les dieux en voulant l'Immortalité. Je suis un peu plus sage et surtout je fais le choix de toutes mes activités pour construire ma vie et pour me réaliser aussi comme individu. L'épuisement est parfois là, mais je suis comme un sportif, je m'entraîne avant, j'adapte mon alimentation et jamais je n'agis si je suis malade ou vraiment épuisé. Alors je me repose et prends soin de mon corps pour mieux reprendre mon travail et mieux vivre… heureux.

J.C. / Quelle est la part politique ou critique de ton travail ?

R.P. / Je suis un observateur du monde et si parfois, comme en Pologne, j'ai côtoyé et nettoyé quelques tags antisémites ou si mes propositions interrogent notre rapport aux activités humaines, comme mes nettoyages autour des Pyramides de Gizeh, ou celui, avec des milliers de volontaires, de la marée noire de l'Erika, c'est avant tout pour moi que je fais cela et cette construction d'un chemin, d'un parcours ne se veut pas soutenu par un propos ou une volonté politique qui serait de changer notre société. Les voies que je prends sont les miennes et c'est moins un chemin politique que de ma vie quotidienne dont il s'agit. Je crois plus à l'action sur ce qui nous entoure que de vouloir, à renfort de grandes idées, changer le monde et en cela oui, je suis comme beaucoup de citoyens, concerné par le respect des « territoires » où je vis.

Les textes de Julie Crenn sur l'univers de Régis Perray