Il y a peu, lors d'un de nos entretiens, Régis Perray eut ce mot : "Mon rapport au sol est aussi lié à mon rapport à la mort". S'en suivirent quelques confidences concernant des proches violemment disparus, le souvenir dont ils constituent l'objet précieux et le soin qu'il convient d'apporter à leur mémoire. Car Régis Perray, plus que vers le ciel, et quoique en rapport constant avec l'idée qu'il s'en fait, regarde surtout vers la terre, sa surface et son état. Et si son souci premier, l'essentiel de son travail, consiste à nettoyer et à entretenir les sols, c'est à n'en pas douter parce que dans la terre, il y a les morts. Par exemple, il a beaucoup fréquenté les cimetières de la ville polonaise de Lublin : le cimetière catholique, le cimetière juif, le cimetière orthodoxe, le cimetière protestant. Dans l'un il a nettoyé les bancs, dans l'autre il a enlevé les détritus, dans le troisième il a révélé l'inscription de la tombe de Marek Kalinovski, dans le quatrième il a lavé une épitaphe. C'est aussi cette attention particulière portée aux morts - mais également aux vivants, bien sûr - qui explique son goût pour la photographie et... pour celle qu'il appelle Sainte Marie (elle qui, malgré la mort de son fils, reste parmi les vivants). Très tôt il a photographié les tombes de ses proches, ce qui a donné cette série, 12'' de la vie de... (Chrystèle, Louis-Régis, Thérèse, etc.). à chaque fois une exposition d'une seconde pour une pellicule de douze poses, douze secondes de sa vie, à lui aussi, une sorte de fragment autobiographique. Il évoque la tradition (belge) des albums d'enterrement, ces reportages réalisés à l'occasion des obsèques, la procession au cimetière et les cérémonies qui s'y tiennent, les participants. L'œuvre fut présentée à l'occasion de son diplôme de troisième année des beaux-arts et jamais montrée depuis. D'une certaine manière il y revient avec l'une de ses séries les plus récentes (et en cours), Ma tombe préférée, et qui consiste en des photographies d'endroits où il lui plairait d'être enterré. Avant la prise de vue, il aménage sommairement l'espace en y déposant un bouquet de fleurs et une petite bougie rouge. Ces lieux peuvent se trouver dans un cimetière comme n'importe où ailleurs. Ce faisant, il pense à la mer.
Depuis toujours l'art a donné sa préférence à la verticalité et à l'élévation. Peintures rupestres, fresques, tableaux aux murs, toutes les formes de la statuaire ; mais aussi la longue histoire de l'architecture, ziggourats, cathédrales, et l'interminable litanie des tours de Babel. Et si l'on excepte quelques applications fameuses, les pavages de Pompéi et autres mosaïques au sol, des labyrinthes comme on le verra, il faudra attendre les minimalistes et Carl André pour que l'œil (et les pieds) se pose enfin sur l'infini possible des sols. Les land artists anglais et américains en feront leur terrain d'exercice et ce n'est pas par hasard que le plus subtil d'entre eux, le plus mélancolique aussi, Robert Smithson, compta tant pour la formation du jeune Régis Perray (lui et Gordon Matta-Clark, autre tritureur de gravats). Entre temps il y eut les "installationnistes" et leurs environnements qui, parfois, en ouvrant l'œuvre à la déambulation, surent prendre en compte la question du sol, là où on pose les pieds : ceux des hommes et ceux des appareils photographiques. En 2002, Régis Perray a produit une séries de huit images, des photographies de 60 x 75cm chacune, intitulée Sur les sols de... Il y a par exemple Sur le sol du terrain vague ou bien encore Sur le sol de la petite Amazonie. On y voit une surface banale et dénuée de tout pittoresque, sur laquelle sont posés les pieds de l'artiste qui photographie. Ce rapport au sol, cette implantation - qui est le contraire de l'enracinement - trouve un écho particulier dans Ciel, l'une des entrées de son dictionnaire Les mots propres qu'il nourrit depuis quelques années de ses définitions singulières. CIEL. Je n'irai pas au ciel, je veux rester sur terre. Sur l'herbe des prés, dans la tourbe des marais, dans l'eau de la Loire et de l'Atlantique. C'est peut-être dans cette part immanente d'une vie et d'une pratique par ailleurs imprégnées de transcendance, que gît le cœur d'une œuvre tout entière vouée à l'entretien du monde et aux gestes que cela suppose.
En 1998, dans une maison de Roubaix où ils venaient d'installer leur galerie, Derrière le miroir, Lise Viseux et Ronan Le Régent lui organisent sa première véritable exposition, si l'on peut employer ce terme pour une action que l'artiste intitule Déblayer, jeter, ranger, balayer, curer, laver, astiquer et dans laquelle on peut voir comme un paradigme, à tout le moins un programme, pour l'œuvre à venir. Au fond du jardin de cette ancienne maison de maîtres se tenait une dépendance qui abrita jadis l'atelier d'un photographe. Le salon de la demeure, qui servait de salle d'exposition, est resté vide et c'est ce vide volontaire qu'il fallait traverser pour se rendre au fond du jardin, là où Régis Perray avait entrepris de ranger et de nettoyer l'antique atelier. Le titre de l'action en énonçait le déroulement. Son but ? Retrouver le parquet en chêne et le frotter jusqu'à ce qu'il brille à nouveau. Il en reste un diaporama de quatre-vingts images. Cette propension à s'occuper du sol remonte à l'époque de ses études aux Beaux arts de Nantes. En troisième année, alors que chacun s'active, qui à la peinture, qui à la sculpture, qui à la performance, Perray, lui, décide de poncer une par une les lames du parquet de son atelier, puis de les laver. Rien d'autre mais tous les jours, du matin au soir. C'est ce qu'il présentera au jury. à la même époque, il s'attaque aux marches d'entrée de l'école, comme s'il avait voulu y dérouler un tapis rouge. Dans un cas comme dans l'autre, il y passe l'essentiel de son temps, patiemment et avec détermination. Quelques outils, le corps au travail, l'inscription de ce geste, voilà désormais ce qui va constituer les ingrédients d'une œuvre fondée sur une attitude, une attitude qui, à l'inverse de la posture, n'est rien d'autre que la marque revendiquée autant que discrète de son rapport au monde.
L'année suivante, en 1999, il se rend en égypte, dans le but de balayer les pyramides elles-mêmes, du haut vers le bas, rien de moins. Devant l'impossibilité matérielle de la tâche, il se contente de nettoyer l'une des routes d'accès au site : dégager les détritus, balayer. Il se photographie également, balai à la main, aux pieds du sphinx. Une série de ses photographie s'intitule Dans le désert il n'y a pas que des pierres. C'est un hommage à l'artiste américain Duane Michals qui avait assemblé des petits tas de cailloux évoquant les pyramides et qui en fit une séquence photographique. Plutôt que des pierres, Régis Perray rassemble les détritus qui encombrent le site et c'est ce tas, à demi effondré, qu'il photographie, faisant basculer la mythologie de l'égypte ancienne dans un univers qui rappelle certaine nouvelle des Villes Invisibles d'Italo Calvino. Ce voyage en égypte, première étape d'un véritable arpentage du monde (suivront la Pologne, Kinshasa, la Corée, etc.), place d'emblée sa préoccupation dans une perspective planétaire. Planétaire et existentielle.
S'agit-il alors pour lui de nettoyer le monde ? On peut frémir à l'idée d'un tel programme, et, comme je le lui fais remarquer, il tient à apporter cette précision : "Je ne suis pas le nettoyeur". Et, face aux nombreux refus qu'il oppose à diverses demandes de "nettoyage" précisément, on le croit volontiers. Il convient cependant d'expliciter ici la nature et le cadre du positionnement d'un artiste qui revendique son goût pour la pureté (tout conscient qu'il est des connotations fâcheuses dont le terme est désormais entaché). Parallèlement à ses actions, nous y avons fait allusion précédemment, Régis Perray travaille à la constitution d'un dictionnaire qu'il a intitulé Les mots propres, petit dictionnaire autobiographique de Astiquer à Zen. On y trouve à ce jour, entre autres, les entrées suivantes : Atelier, Balai, Bassine, Ciel, Cimetière, Couleur ("Je n'étais pas une couleur, je suis devenu blanc à Kinshasa"), Dieu, Lieu, Marie, Mots, Sol, Tapis, Zen... Il s'agit moins de lexicologie que d'un dépoussiérage personnel des signifiés, c'est-à-dire de s'approprier des mots communs. C'est à la fois une immense tâche et une entreprise très modeste, à l'image de son travail tout entier, nous y reviendrons. Car "nettoyer", pour lui, c'est évidemment tout l'inverse de ce que le terme signifie pour un militaire (nettoyer la zone) ou pour un fasciste (éliminer la racaille). "Pureté" s'inscrit, au rebours des délires nazis (pureté de la race) ou des pathologies névrotiques (nier l'organique), dans la jolie constellation des rêves d'enfance et dans le souci d'offrir de beaux objets (au sens large du terme) à ses semblables. Et c'est bien là l'un des rôles essentiels de l'artiste, aujourd'hui : inventer ou réinventer des usages, y compris l'usage des mots. Nettoyer c'est s'occuper de ces petits détails qui bonifient le décor ; c'est un soin porté aux choses, un léger baume. Ce sont des gestes privés mais qui, à peine posés aux confins de la sphère publique, se transforment en figures quasi archétypales. Ce sont des métaphores qui n'auraient pas renoncé à la réalité concrète, c'est-à-dire toujours in praesentia. Une expérience et un exemple. Je me souviens que Marguerite Duras disait qu'elle ne pouvait se mettre à son travail d'écriture sans avoir fait son lit. Le travail d'artiste de Régis Perray, d'une certaine manière, consiste à préparer l'atelier pour un travail d'artiste. à ceci près que le but, ici, c'est le chemin.
La fin des avant-gardes a sonné le glas de ce rêve un peu fou qu'eurent les artistes de changer le monde en s'y attaquant de front, crânement. De ces ultimes combats héroïques, les earth works des Américains furent parmi les derniers témoignages et restent le point de référence de nombreux travaux actuels, toutefois délestés de certaines préoccupations conceptuelles (le culte du document, par exemple, dont se méfie Perray). Dans le milieu des années 80 et surtout au cours de la décennie suivante, se développèrent au contraire des stratégies fondées sur la ruse et sur l'infiltration. C'était a priori plus subtil mais persistait toutefois cette prétention à être plus malin que les autres, que les aînés. On ne nous la referait pas... C'est de cette arrogance et, parfois, de ce cynisme, que souffrirent un certain nombre de travaux dits "relationnels". Régis Perray appartient quant à lui à la génération suivante, celle qui émerge à la toute fin des années 90, et ses préoccupations, comme celles de certains de ses contemporains qui n'ont pas opté pour le strict retour à l'objet (je pense à Didier Courbot qui répare un banc public ou qui arrose les fleurs du parterre urbain), sont ailleurs. Les usages qu'ils mettent en œuvre, plus que les formes, qui toutefois restent à leur disposition et dont ils usent à loisir, se distinguent par leur modestie, par cette sorte de pauvreté que l'on trouve dans les textes de Robert Walser à qui Jean-Jacques Rullier rendit de si beaux hommages. Leur discrétion est à comprendre dans le cadre à la fois d'une action politique lucide et raisonnable, quelque chose qui rappellerait l'injonction voltairienne de Candide, mise en pratique par Lara Almarcegui ("Il faut cultiver notre jardin") et d'une refondation du geste artistique. Ces deux caractéristiques sont indissociables l'une de l'autre comme nous allons tenter à présent de le montrer.
La responsabilité politique d'un artiste, aujourd'hui, outre qu'elle ne diffère pas fondamentalement de celle de tout un chacun, réside peut-être aussi dans son exemplarité. Qu'est-ce à dire ? Van Gogh à l'aube de la modernité, puis Yves Klein, Agnes Martin, Lygia Clark, Christian Boltanski, Gilles Mahé, pour n'en citer que quelques-uns et sans vouloir écraser notre jeune artiste sous le poids des rapprochements, ont su traduire la singularité de leur existence biographique en formes utilisables par les autres, à faire œuvre. Vasari déjà l'avait suggéré : une vie d'artiste se doit d'être exemplaire. Non pas au sens de la bonne morale et des bons sentiments, mais bien au sens d'une image. Faire image. C'est aussi sans doute ce que signifie la désormais classique définition de Robert Filliou : "L'art c'est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art". L'art de Régis Perray est indissociable de sa vie. Un Polaroïd de 1977 le montre, enfant, dans la cuisine familiale, appuyé sur un balai. Plus tard, en 1998, il se rend régulièrement à l'église nantaise Notre-Dame du Bon Port afin de s'y recueillir ; une forme de prière, mais si particulière et qui consiste à patiner, rectangle en laine sous le pied, sur la rosace marquetée du sol. N'est pas très éloignée de cela sa dernière action dans la cathédrale d'Amiens où, pendant 7 jours aux heures d'ouverture de l'édifice, il arpente les méandres du labyrinthe au sol de la nef centrale. Il a su vaincre les résistances de l'archevêque en le convaincant de sa sincérité. C'est un marcheur, un pèlerin ; et cela, que sa marche s'inscrive dans le domaine de l'art ou dans celui de l'expérience religieuse. Ce geste, la responsabilité inhérente à ce geste, qu'on le dote ou non d'une signification religieuse, est-il au fond si différent de celui d'un Caravage peignant les pèlerins d'Emmaüs, de celui de Pollock montrant à Hans Namuth ce que veut dire le corps à corps avec la toile ? L'art de Régis Perray, c'est à la fois sa vie, plus précisément ce tour particulier qu'il confère à certains moments de sa vie et ce qui, toujours, la dépasse ; c'est, selon ses propres termes "mettre à jour sa propre histoire puis la dépasser pour essayer de mettre en place un vrai travail". Et c'est son geste, dans sa spécificité, qui constitue l'outil de ce dépassement.
Si l'on peut penser qu'on s'est débarrassé un peu vite de la notion de style, il est cependant indéniable que de nombreux artistes ont cherché à brouiller les pistes quant à une possible identification de leur travail par le biais de ce critère. C'est un aspect non négligeable de l'éclectisme contemporain comme de la méfiance vis-à-vis des médiums et de leur capacité à structurer le champ des pratiques artistiques. Le geste en revanche, sans doute parce qu'il ne prétend pas à devenir critère d'évaluation et de classement, conserve, me semble-t-il, toute son efficacité opérationnelle. Et je suis convaincu que si l'on ne peut plus réduire une œuvre à un style unique et immédiatement reconnaissable, on peut, au cas par cas, repérer et étudier le geste (ou les gestes) qui la fonde. Dans certains de ces cas, celui de Régis Perray en particulier, ce geste recouvre parfois la notion de motif. Il est à l'action ce que le motif est à la représentation. Précisons que chez Perray l'action se différencie de la performance en ce qu'elle n'est pas a priori destinée au public (quand bien même elle peut se dérouler dans un lieu public), en ce qu'aussi elle s'inscrit dans la réitération et dans une durée qui est celle du travail plus que du spectacle. Le geste de Régis Perray consiste donc, pour une bonne part, à nettoyer. Plutôt que d'en rajouter, il soustraie. Ce qui apparaît au terme de l'opération est le fruit d'une soustraction. C'est en ôtant la poussière, la crasse et les couches anciennes que le parquet se révèle dans tout son éclat. C'est aussi, il faut en convenir, un geste de sculpteur (pas de peintre), mais rendu à sa littéralité et à son origine : la taille et l'excavation. C'est, comme sur ce parking en déshérence d'un quartier de Malakoff, dans la banlieue nantaise, ôter le macadam pour retrouver la terre. Ce sont des gestes qui nécessitent bien peu d'outils et parmi ces outils il en est un qui ressort et qui les représente tous, c'est le balai. En 2004, il a traversé la ville de Kinshasa (dont on sait l'insécurité, a fortiori pour un blanc) en tirant à ses cotés un balai, (La Balade du balai). Si les deux univers diffèrent sensiblement, on songera cependant, dans l'identique intensité de la déambulation, à Francis Alÿs traversant Mexico City en poussant devant lui un bloc de glace fondant au fil du trajet et de l'action de la chaleur. C'est comme un œil qui cherche et qui révèle, un peu aussi comme le bâton d'André Cadere. Ainsi le balai, à bien des égards, ressemble à la caméra, dans sa faculté de ramasser et de prélever, c'est comme un œil tourné vers le sol. Ce sont encore les balais et tous les actes de nettoyage, les outils à ce requis (les rouleaux compresseurs depuis peu), qu'il collecte dans la réalité par le moyen de la photographie ou de la vidéo. Les serpillières par exemple, et les tapis qui pendent aux fenêtres ou sur les cintres.
Mais parfois nettoyer consiste non plus à découvrir mais à recouvrir. Dans la pièce qui va suivre, ce geste de nettoyage paradoxal correspond au plus juste de ce qu'on peut appeler la responsabilité, politique en l'occurrence. En Pologne, Régis Perray est tombé en arrêt devant un tag nazi qui disait "Les Juifs aux gaz". Cette inscription, il choisit de la combattre de la plus dérisoire et de la plus juste des manières : en la bombardant de boules de neige. Face à une autre inscription nazie (une croix gammée cette fois), il optera pour le classique nettoyage par grattage et frottage. Faut-il préciser qu'il s'agit à chaque fois d'un geste artistique dans la plus pure tradition, celle de la peinture cette fois, où couvrir c'est découvrir, ou découvrir c'est couvrir. En 2000, Régis Perray a poussé jusqu'au bout la logique de ce geste (artistique) dans une action enregistrée au moyen de la vidéo : Patinage artistique au Musée des beaux-arts de Nantes. Un mois et demi durant, pendant les horaires d'ouverture du musée et chaque jour sauf le mardi, l'artiste a fait briller les parquets en patinant pieds nus sur des patins en laine. La réjouissante littéralité du titre ne doit pas illusionner. S'affirmait là, comme dans la plupart de ses actions, une dimension éminemment sportive et quasi héroïque : faire briller, par le seul engagement de son corps, le chemin escarpé de l'histoire de l'art. à cet effet, il a conçu un petit plancher sur lequel il s'est préalablement entraîné (Patinoire portative); un plancher comme un socle de statue, celle, qui sait, des athlètes olympiens. L'image même de l'épreuve.
Il est arrivé que ces gestes dérisoires prêtent à sourire, à rire parfois. Cela ne m'a personnellement jamais effleuré. Ou bien alors le prince Mychkine serait lui aussi et à son corps défendant un comique, ce qu'au fond pensaient certaines personnes de son entourage. Il n'en reste pas moins que cela touche un point très sensible dans l'œuvre de Perray. Par exemple, il convient de ne pas voir comme un simple effet du hasard et du voisinage nantais le fait que Pierrick Sorin se soit toujours montré attentif au travail de son jeune confrère. J'ai eu à maintes reprises l'occasion d'insister sur la dimension sinon tragique au moins profondément emprunte d'un absurde qui ne se réduirait pas au burlesque, des films de Sorin ; et déjà la référence à Camus, celui de L'étranger, me semblait s'imposer. Comique ou pas, burlesque ou tragique, ce sont finalement de fausses alternatives. C'est l'ambivalence, les zones de bascule que cela crée, qui sont intéressantes et productives. Seul compte l'intense sentiment de vie qui se dégage de gestes et de situations qu'on laissera chacun libre de juger. Concernant Régis Perray, je crois quant à moi que la naïveté réside moins dans son travail que dans la propension à le trouver naïf. L'absurde, Camus l'a montré, c'est Sisyphe s'épuisant à remonter un rocher qui, toujours, redescend. C'est l'effort sans finalité, c'est l'image de la condition humaine, l'infinie réitération. À ce sujet, un autre geste, chez Perray - mais est-il bien différent de celui de nettoyer ? - consiste à déplacer. Nettoyer, c'est aussi déplacer ce qui encombre, comme il le fait des détritus dans le vieux cimetière juif de Lublin ou autour des pyramides de Gizeh ; mais cela peut également prendre des proportions infiniment plus importantes. Afin de préparer le déplacement de la dune du Pilat et des fouilles archéologiques à Saqqara, Régis Perray s'est entraîné dans le cadre d'une exposition collective, en 2000, au Confort Moderne à Poitiers (Centre d'entraînement pour retourner au Pilat et à Saqqara). Il s'agissait pour lui, muni d'une pelle et de deux seaux, de transvaser 30 tonnes de sable de l'extérieur vers l'intérieur du centre d'art, puis d'une pièce à l'autre, à travers les œuvres des autres artistes exposés. L'affaire prit 45 jours à raison de 7 heures par jours. Ce qui, au cœur du réel, pouvait relever de l'absurde, devient geste absolu dès qu'il se déplace dans le contexte de l'art, une sorte de ready made à l'envers. L'expérience sans finalité devient action pure, à la fois métaphore de l'art et acte strictement performatif, geste en effet, quasiment encadré. Dans cette perspective, la durée devient l'image même du temps, le temps comme image. Car ce qui compte, par-dessus tout, c'est le temps, le temps passé là, le temps de l'art se superposant au temps de la vie, le temps infiniment répété, comme dans tout rituel, comme toujours. Et c'est alors un acte, peut-être un acte d'amour insensé ("Aimer c'est agir" écrivait Victor Hugo à la fin de Choses vues). Pas de doute : "Il faut imaginer Sisyphe heureux".
Jean-Marc Huitorel