C'est en 1998 que Régis Perray découvrait Roubaix pour sa première exposition personnelle Déblayer, jeter, ranger, balayer, curer, laver, astiquer produite par l'association K@rl. A l'occasion de la réouverture du B.A.R. dans son nouveau lieu avenue Jean Lebas – la Q.S.P. –, l'artiste investit l'espace et y présente un corpus des recherches qu'il a entreprises depuis Roubaix, en passant par la Pologne, la Belgique, la Corée du Sud, l'Égypte, la République Démocratique du Congo… Depuis plus de douze ans, Régis Perray nous montre des sols et agit sur eux en les nettoyant, en les protégeant, en les mettant au jour. Il a nettoyé des cimetières, la Cathédrale d'Amiens, les alentours des pyramides en Égypte, les parquets de musées, le sol de son atelier à l'école des Beaux-arts… L'artiste a expérimenté un Land Art singulier en construisant une pratique itinérante en quête de lieux à transformer, indissociable de sa vie et du quotidien. Comme un Marcel Dinahet, il donne un sens au Land Art aujourd'hui en faisant parler des hétérotopies d'une manière toute singulière : des lignes, des frontières, des limites qui, dans la nature et le monde habité des hommes, existent bel et bien sans qu'elles soient pour nous d'habituels objets d'attention – les sols de Régis Perray, les lisières et les lignes de flottaison de Marcel Dinahet.
Régis Perray incarne un geste, une attitude : son corps lave ce sur quoi nous marchons et parfois ce sur quoi nous ne posons jamais les yeux, ce derrière ou sous quoi nous n'allons rien chercher. Déterrons-nous souvent des choses ? Sommes-nous curieux de ce qui peut exister sous les sols ? Qu'on le voie, qu'on assiste au nettoyage, peu importe – l'artiste se situe loin de toute attitude de performer. Le lieu est important, son réveil. Les objets de nettoyage, les traces photographiques et les vidéos sont des témoins pour dire : ça existe, c'était caché mais je l'ai redécouvert. Le choix du sol est, chez Régis Perray, étranger à la poursuite d'une énième opposition à la verticalité des cimaises et à la planéité/encadrement des tableaux. Il s'agit plutôt de prendre le sol non pas tant comme un genre d'accrochage ou d'installation, mais comme sujet. Il collecte les sols – archivage de dimension planétaire – en collectant des actes ou des objets d'entretien, en archivant du travail comme effort et transformation de lieux.
L'exposition au B.A.R. est conçue comme une rétrospective faisant écho à celle de 1998 et aux différentes expériences que Régis Perray a vécues dans le Nord, en Belgique, à Béthune et à plusieurs reprises à Roubaix. Elle pose un regard distancié sur sa pratique, qui s'éloigne maintenant des sols…, prolongeant le propos entamé en 2008 au Triangle à Rennes (Les travaux du Triangle). L'artiste dialogue avec le lieu de la Q.S.P., ancienne draperie, encore vierge d'interventions artistiques, et s'écarte du concept très radical d'exposition qui avait été présenté en 1998, nous montrant ainsi le chemin parcouru. Cette exposition personnelle marque une étape importante de sa démarche, mettant le sol entre parenthèses, questionnant le faire artistique à travers le faire-entretien. Régis Perray présente ainsi au Bureau d'Art et de Recherche d'anciennes pièces et des productions récentes, et produit une œuvre in situ, le mur « Ni fait ni à faire ». Les pièces anciennes sont essentiellement les vidéos diffusées au sous-sol (Les balayeurs de la rivière, 2004 ; Bataille de neige contre tag nazi, 2004 ; Le robot nettoyeur, 2005 ; La machine à laver le sol, 2005 ; L'éponge à moteur, 2008), mettant l'exposition en perspective.
L'espace principal au rez-de-chaussée est investi autour de collections d'objets ordinaires de nettoyage, de collections d'images, d'une installation réalisée à partir de miniatures et d'interventions in situ, commençant d'ailleurs dès l'arrivée dans la Q.S.P., avec le Tapis aux carreaux que l'artiste a réalisé dans le creux du sol de l'entrée, découpant le paillasson en carrés de même dimension que les carreaux en ciment du lieu, sans les joindre, troublant le visiteur dès son arrivée.
Un lettrage rouge est appliqué sur l'une des baies vitrées de la galerie, lisible de l'intérieur de l'exposition : une liste de Choses à faire pour la préparation de l'exposition :
REBOUCHER LES TROUS
REPEINDRE LES MURS
PASSER L'ASPIRATEUR
INSTALLER LES ŒUVRES
RANGER LES EMBALLAGES
LAVER LES VITRES
VÉRIFIER LA LISTE
RANGER LE MATÉRIEL
LAVER LE SOL
check ! check ! entend-on presque dire, quand on raye les choses au fur et à mesure. Qu'est-ce qu'une exposition ? Qu'est-ce que le travail à l'œuvre ? Y a-t-il des choses faites ici ? Et des choses encore à faire ? On hésite… Le titre de l'exposition Ni fait ni à faire suggère-t-il un processus qui n'existerait finalement pas ? « Ni fait ni à faire » est aussi le titre de la pièce réalisée in situ : le grand mur entièrement blanc. Comme avec l'Attaque-cimaise présenté au Triangle (Rennes) et à Micro-Onde (Vélizy-Villacoublay), l'artiste prend à contre-pied son ancien métier de préparateur de lieu d'exposition : il nous présente là un mur très mal préparé, à hauteur d'homme, sans qu'un escabeau n'ait été utilisé pour traiter les hauteurs ; les trous sont rebouchés de façon grossière avec des peintures blanches de tons et de textures disparates. Quel comble que ce travail pour l'exposition inaugurale d'un nouveau lieu d'exposition ! Ici donc, pour cette exposition personnelle douze ans après la première, l'artiste s'entretient avec le lieu mais en ne faisant rien du sol. L'intention est plutôt de rendre ce lieu certes plus sale mais aussi comme « pas prêt », en attente, à l'opposé du white cube, le backstage du « faire exposition » mis à nue.
La collection de Torchons de Ville est présentée pour la première fois dans sa totalité : un objet du quotidien qui, à la manière des cartes postales, marque l'identité d'un lieu et relève d'un patrimoine vivant, tout comme les Manches à balai gravés et la Machine à lustrer les chaussures, aux couleurs des drapeaux allemand et belge. Régis Perray associe patrimoine matériel et immatériel pour mettre en exergue l'identité des lieux qu'il traverse, les nettoyages acquérant le statut d'actes qui valent la peine d'être archivés pour représenter les territoires, à la manière des drapeaux et des photographies – comme des images. La collection de cartes postales rend d'ailleurs compte de séries comme celle des bennes rencontrées au fil des pérégrinations de l'artiste, et les photographies de Roubaix issues du projet Traverser la ville (production Espace Croisé) font œuvre d'archives elles aussi, rappelant à notre souvenir que Roubaix s'est transformé en quelques années.
L'installation réalisée avec des engins miniatures et du charbon venant d'Allemagne, témoins de la résidence que l'artiste vient d'effectuer à Dortmund dans le cadre du projet européen Transfer, est un jeu autour de la notion de lieu de résidence d'artiste : le camion poubelle apporte à Roubaix les déchets que Régis Perray a produits lors de son séjour de recherche, trace d'un travail accompli toujours en train de se faire. Et le petit train – allemand lui aussi – tourne en rond autour de son propre matériau, celui qu'il transporte, le charbon, symptomatique de la région du Nord, mais qui pourtant vient de la Ruhr, le charbon français étant semble-t-il difficile à trouver ! Médium central de son œuvre, le parcours géographique de l'artiste permet aux identités des territoires de se croiser et de se répondre.
Avec le temps, les outils et les entretiens de Régis Perray ont évolué, modifiant la durée et l'ampleur des gestes. Nettoyer à l'éponge et au balai, maintenant au rouleau-compresseur, à la benne – et trimballer avec soi ses ordures... Cette évolution ne marque-t-elle pas le passage d'un acte de nettoyer à celui de construire/déconstruire ? Sa démarche investit désormais le champ de la construction par l'observation des mutations urbaines, des actes de terrassement et de démolition, l'usage et le recyclage du rebus. Nettoie-t-on avec un rouleau-compresseur ? Régis Perray nettoie-t-il encore ?
Si nous l'observons sur la durée de ces douze années de productions, son œuvre est traversée par deux tonalités contraires : l'idéalisme de l'enfance et l'obscurité de la mort. La pureté de l'enfance, symbolisée par le jouet, la maquette, suggère l'horizon d'un monde plus beau. L'artiste crée en enlevant des choses (la simple poussière, les inscriptions nazies), il efface des éléments du passé pour en mettre d'autres au jour : une manière d'aimer le monde. Le travail sur le langage qu'il réalise par ailleurs à travers « Les Mots Propres » accompagne ses « actions » et « constats » en tissant des rapports : on comprend que les actes d'astiquer, de balayer les sols, de lister les choses à faire ont d'abord pour but de les rappeler à la mémoire. Et l'obscurité de la mort que Régis Perray aborde en affrontant le déchet, le rebus, le peuple des cimetières, est foncièrement présente parce que le sol est aussi une frontière entre le monde quotidien et un monde caché, celui de tous les hommes du passé qui sont morts. Cette tension nourrit ce que le corps de l'artiste par ses efforts réaffirme : un monde harmonieux.
Mais comment donner un sens à une tâche impossible ? Entretenir le monde. La poussière revenant toujours, la démarche générale de l'artiste est teintée du tragique de l'absurde. Mais reste toujours in fine la puissance d'un geste absolument créateur et optimiste.
MAUD LE GARZIC
Texte écrit à l'occasion de l'exposition Ni fait ni à faire au B.A.R. à Roubaix